La formidable invention du narturalisme
Denys-Louis Colaux
Avant de renoncer pour un temps à la prospection d’artistes et de me consacrer longuement à la fréquentation des pictorialistes, je veux évoquer, pour inaugurer l’année, un artiste que j’ai découvert très récemment. A l’instant où je rédige cet article, le site de l’artiste est fermé pour cause de travaux de maintenance. Je sais simplement qu’il est plasticien, peintre et vidéaste, français et né en juillet 1960. Je sais surtout que visitant son espace, j’y ai trouvé un ensemble de choses très à mon goût. Et je me propose de vous en faire part.
D’abord, dans ses peintures de 1995, j’aime l’affolant festival de couleurs dans la représentation de la femme. La femme qui a quelque chose d’une hottentote blanche, d’une parturiente cosmique, d’une divinité primitive, d’une créature sauvage vivant dans un feu de couleurs exaltées. Formidable nœud fait de rusticité, d’allures presque rupestres, de nativités violentes, profanes et d’art contemporain. Ces mélanges détonants, cette rencontre brutale et savante de la culture et de la nature m’ont passionné. Ces incendies chromatiques, ces remous de matière font se rencontrer quelque chose comme le séisme, le phénomène naturel brutal avec la pratique de l’art. J’aime ce bouillon de chaos où la force féroce rencontre une sorte de manège de fête, une giration folle et peut-être même le mythe d’un paradis perdu. Je trouve là le lieu épatant d’une rencontre entre le cours aveugle des choses et le regard de l’artiste, entre le cycle inexorable et l’invention. C’est d’ailleurs cette double idée d’être immergé dans la nature et d’être pleinement artiste, un pied dans la forêt, l’autre dans la galerie, un pied dans l’écume des vagues, l’autre dans le musée qui guide l’œuvre. Il s’agit, semble-t-il, de désenfouir quelque chose d’établi dans la profondeur de l’être : non pas exhiber la nature sur la toile mais extraire de ce qu’il y a de cultivé en soi une célébration singulière, formidablement personnelle de la génération, de la vie végétale, de la vie marine. Non pas retour aux sources mais formidable captation de la percolation des sources tout au secret de soi.
Les arbres de Poillevé – et je suis un grand regardeur des arbres, de leurs chevelures, de leurs griffes, de leurs tuyaux d’orgues, de leurs gestes, de la façon dont ils peignent l’ouate du ciel, de la manière dont ils se déploient dans l’espace, etc. – me conviennent tout à fait. Ces végétaux ont une force presque minérale, ils ont un peu cette étrange éternité du geste crispé d’appel, de l’imploration ou de la protestation violente, ils ont à voir avec la nuit des temps dans laquelle se crispent les premières mains, les premiers éléments de vie. Ils ont à voir avec la façon dont les étoiles, dans la nuit noire, s’écartent jusqu’à la rupture pour trouver la fissure d’où jaillira la lumière. Ils ont à voir avec cette affolante chorégraphie végétale, avec l’extension de l’arbre à l’horizon, avec cette formidable, cette irrémédiable volonté de vie qui nous dépasse définitivement. Dans les arbres de Poillevé, il y a le fossile de l’arbre, la reptation de la racine, le goût de la terre, l’eau infiltrée dans la chair de l’arbre, de la magie étrange, des indices de ciel et l’homme présent comme un saint dans la châsse, un ver dans la pomme, une hache dans la sève. Et il y a tout le sauvage du monde rendu par les moyens de l’art : le témoignage artificiel (avec le secours de l’art) du sauvage. L’artiste, c’est son intelligence, plutôt que de grimper aux arbres, descend tout au fond d’eux, fait de la spéléologie dans l’âme des arbres, dans la nuit végétale. Il en revient avec des merveilles inhabituelles.
Et l’eau déferlante, l’eau dans la besogne de sa grande lessive planétaire, dans sa puissance de roulement et de déroulement, l’eau dans sa gestuelle picturale, son ballet, l’eau dans son art de la composition. L’eau fragile et puissante, la forme liquide et essentielle de la vie, l’eau au mieux de son opéra. La vague en pleine cavalcade qui nous rejoue inlassablement le grand tumulte originel, le coup de balai de la mort et le glissement de la vie. L’eau qui tue et l’eau qui danse, l’eau du cycle. L’eau levée et révélée, par l’indispensable intercession de l’artiste, à son étrange statut de chef-d’oeuvre naturel. Le narturalisme, – néologisme que m’inspire l’œuvre -, c’est ça : la rencontre passionnée, amoureuse sans doute, de l’histoire naturelle et de l’art dans la geste fabuleuse d’un peintre et poète.