Naissance de la lumière
Arnaud Maïsetti
Immobile au-dessus d’un plan d’eau, un torrent ou au bord d’un fleuve, ce qu’on voit du courant, c’est un même mouvement qui ne se reproduit jamais de la même manière à chaque seconde ; ce n’est jamais la même eau, mais dans la coulée, aucune goutte ne semble différente de l’autre. Double paradoxe d’où réside une grande part de la fascination que ces remous créent, autour d’une pierre posée au milieu du flot, ou selon les lois invisibles des accidents du terrain.
Dans les peintures de Renaud Poillevé, ces paradoxes — que le temps soit à la fois toujours le même, et toujours passant, continuité sensible et moment saisi — paradoxes qui sont palpables dans la durée que ces peintures imposent à l’œil et qui les constituent surtout, d’où elles tirent leur force et leur propre durée enfin. Le regard est toujours ainsi sollicité, différemment, continûment : mais c’est sur une même surface immobile que la durée littéralement s’écoule. Attiré en mille endroits, on se tient devant la vague et on est arrêté, non par un questionnement qui mettrait du temps à se résoudre, non par la sidération d’un mystère, mais par la grande profusion de temps qui passe, devant soi, au sein de l’immobilité.
Si cette série se nomme les vagues, ce n’est alors pas parce qu’elle rejouerait la forme des vagues seulement, évoquerait ces vagues par leurs figures, mais bien en leur texture, par leur durée intempestive et lancinante, depuis l’immobilité par laquelle on les perçoit. Le remous tient sa force de ne jamais figer la vague dans un mouvement, mais de le produire par l’oeil qui l’envisage. On regarde un morceau de la peinture : le regard qui la lit ne peut en rester là et s’invente un trajet au sein d’elle. La loi de cette série, c’est d’organiser une lecture toujours neuve, en instance à chaque moment d’être suspendu, où il est impossible cependant d’y trouver un endroit où s’arrêter et mourir.
Ce qu’on nomme le chaos, en physique, au sein des systèmes dynamiques, c’est précisément cette imprédictibilité dans le cadre d’un déterminisme rigoureux. Et cette loi du chaos serait précisément celle que suivent ces peintures et celle que rejoint le regard. De là le hasard qui fatalement conduit les yeux qui reçoivent le mouvement plus que qu’ils ne le perçoivent aussi bien que la main qui produit le mouvement de la lumière.
Car au juste, c’est de lumière qu’il s’agit, avant toute chose et plus que de couleur ou de mouvement, car c’est de la lumière que procède la couleur et le mouvement.
La ligne recule pour laisser place aux trajectoires brisées, et la couleur s’efface pour devenir de part en part lumière, et même, en certains moments de certaines vagues — puisque, oui, ces peintures, sont des durées, sont prises et enveloppées dans de la durée —, cette lumière se fait reflet, et ce n’est pas le moindre miracle de ces vagues. Reflets, mais reflets de quoi ? Ce n’est pas comme pour la vague, qui reflète nécessairement la lumière ou son absence, le ciel, la voûte étoilée au-dessus d’elle. Non, ces peintures ne sauraient refléter autre chose qu’une matière qui les constitue : et c’est là un autre paradoxe envoûtant : la matière est pour elle-même le format et le mouvement, et la transparence et l’opacité qui fondent l’image sur elle : à elle même, l’énergie et les forces de circulation qui la font naître et l’orientent. En somme, la transparence est l’opacité même, puisque le reflet est interne et procède depuis un lieu situé comme en la toile : elle est la peinture même.
Ainsi ces vagues jouent-elles véritablement de ce que sont des vagues, non pas en se faisant à leur image, mais en procédant depuis leur essence même, leur puissance. Ce qu’est une vague, on ne saurait le dire vraiment, parce qu’on ne peut la situer dans l’espace. Je sais que les rouleaux qui déferlent et semblent avancer ne sont que des particules d’eau différentes soulevées par l’impact — mais devant elle, à ses pieds, et la vague mourante sur moi, impossible de ne pas me dire que c’est une seule et même vague qui avance, emporte les mêmes particules d’eau dans son avancée. Et se rompant sur moi, la vague est ainsi morte par moi, récif sur lequel le mouvement pur fait naufrage.
Le grand secret de la vague, je ne le trouve pas dans son horizontalité, mais dans sa verticalité : c’est tout le jeu qui se fait entre surface et profondeur. À la surface, je vois une étendue froissée. Comment ne pas me dire que le froissement vient de la profondeur. Que la mort vient de moi. Que je suis le regard qui lui a donné naissance et qui la tue. Devant cette peinture qui échoue sur moi à déferler et qui cependant avance vers moi son immobilité, je suis sa propre mort qui lui donne vie.
Dans les peintures de Poillevé, il y a toute la latence d’une énergie qu’on dirait contenue, en cours, juste avant une déchirure que l’artiste aurait pu retarder, fixant dans l’en-aller, le moment qui serait le dernier avant le point de rupture. Et c’est justement parce que ces peintures se saisissent de la profondeur comme lieu d’impulsion de la vague que tous ces reflets se font jour et dynamisent en retour et la peinture et le regard. De là cette impression de ne pas savoir ce que l’on regarde de la vague. Si c’est sa surface ou sa latéralité ; son mouvement montant ou une micro-structure ; la vague d’une goutte d’eau ou la vague de la vague ; la vague de l’océan ou l’océan lui-même comme vague. Ce serait tout cela à la fois que dirait chacune de ces peintures, précisément parce que partant de la profondeur de la matière, elles pourraient l’exprimer, au sens propre : serrant si fort son objet qu’elles pourraient lui retirer son suc vital sans se figer en représentation, mais en affrontant constamment le secret de son expression.
Ainsi la force d’une telle œuvre, ce n’est pas de figurer les vagues, mais de trouver l’expression la plus juste capable de rejoindre leur naissance et leur mort. Mort en ce qu’une vague n’est qu’un mouvement, et pas une chose établie du monde en lui : elle n’est qu’une forme naissant pour mourir, travaillée depuis la mort par la vie et le mouvement. Mais, la peignant, on ne ferait que mettre à mort ce mouvement, en lui donnant naissance. Naissance, aussi et surtout, parce que ce qui se donne vie là, c’est le mouvement en tant qu’il est rendu visible, lisible, texture du monde tout en épaisseur et en trajectoires.
Le peintre travaille moins en effet la forme et la ligne, que l’épaisseur de matière qu’il accumule jusqu’à donner à ces toiles une verticalité palpable. La grande beauté de ces vagues habite dans cette articulation du plan et de la plongée, du reflet et du mat, du moment et de l’infini : en somme, ce que le peintre a trouvé, c’est moins un objet thème qu’une formule qui saurait dire d’un bout à l’autre des ressources de la peinture toute l’énergie engloutie du monde, sa forme et sa présence : la durée d’une seconde dans une heure, une goutte pour l’éternité retrouvée de la mort — la situation d’un espace localement organisé pouvant dire le monde globalement espacé entre deux points de lumière sur une seule pointe de temps étiré entre la naissance de la forme et la mort de la matière.