Les règles de l’art
Vidéo 8 mn – Renaud Poillevé, avril 2004
Euh, pour le titre, je sais pas… Les règles de l’art, peut-être.
1er jour : attendre, apprendre.
Comment pourrais-je oublier la fin de l’œstrus ? Est-ce triste ?
S’enchaînent les cycles où folliculine et lutéine sécrettent leurs arpèges, les étranges œstrogènes s’entraînent sur les cordes de mes humeurs. Les vagues renchérissent et couvrent les vagissements de toutes ces vies non nées, de toutes ces vies inédites, de tous ces brouillons froissés dans la corbeille, de toutes ces esquisses aussitôt gommées, de toutes ces notes oubliées.
Aujourd’hui je suis disposée à céder des indices, mais plutôt indisposée, en fait.
On dit comme ça. Mais je n’aime pas les habitudes verbales, ces expressions confortables où l’on va se vautrer, comme le ferait un ivrogne sur un sofa, je n’aime pas les mots pudiques qui dispensent de penser.
Bon, j’ai déjà rêvé de cela : me rouler dans le rouge. Etre enduite, délurée peinturlurée, sardine à l’huile sauce tomate. Pourquoi ? Je ne sais pas. Pourquoi pas ? J’aime le rouge – pas au point d’être dedans à la banque – j’aime la viande rouge, les bulles qui babillent dans le sang bouillonnant, m’habiller en rouge, deviner les veines bleues sautiller sous la peau blanche, écouter le pouls battre la chamade, tremper dans les flaques miroirs, sentir les coulures acryliques froides me hérisser l’épiderme, rêves secrets de turgescences fuchsia forçant les chairs de poule, peut-être. La virilité n’est qu’un peut-être.
2ème jour – oublier pour créer.
Sur les territoires troubles de l’opaque intimité, se dessinent des collines femelles, les seins et leurs mamelons auréolés. Les courbures s’insinuent dans les soleils couchant rougeoyants. Un peu de vie s’étiole, c’est le repli, j’enlève les couverts. Premières pertes. De guerre lasse, j’ai baissé pavillon. Avec la fatigue, la paix revient aussi. Quelques accrocs râleurs suspects, agacements surprises, indices annonciateurs de la tempête, écorchures d’une âme lasse. Dans ces blessures intimes s’oublie la défaite, le retrait, la victoire stratégique du moins.
Au cas où cela m’aurait échappé, je suis encore femme aujourd’hui.
Comme si la définition de la femme se faisait en creux, se calquait sur le négatif, la perte, le retrait, le moins… le manque, le vide…
Mon corps rejette cet ovule inutile, ce projet erroné. La mise en orbite d’une vie ne s’est pas faite. Point de fête, petite délivrance de quelques centièmes de milligramme à peine, la force de l’insignifiant s’infiltre dans une vie de femme. Mais il n’y a pas de perte de matière, paraît-il. Les principes de la thermodynamique sont là pour rassurer les inquiètes, colmater les brèches.
Le sens de la vie s’écrit dans les traces de sang, les coulures, les plaies, les blessures. Ce que je perds en sang, je le gagne en sens. Le sang de la vie creuse son lit. Tandis que les insanités sanieuses s’insinuent dans les propos séniles des moralistes de tous bords.
Je n’aime pas les règles.
3ème jour – continuer, recommencer.
Je n’aime pas les règles, les graduations rigides. Je suis les courbes asymptotiques. Celles qui approchent les vérités sans les toucher.
Le sang de la naissance, le sang de la vie, le sang des ancêtres, le sang de la colère, de la passion, du plaisir, le sang de la mort.
Pourquoi persister à voir la vie en rose ? Alors que le rouge est partout, de la naissance aux sens interdits. Dans tous les recoins du pouvoir. Du téléphone rouge au sang du Christ, en passant par tous les drapeaux, une petite part de rebelle qui flotte au vent.
Les peaux-rouges n’ont pas survécu. Tués par des gardiens de vaches rosses et piteux, infatués de leur frauduleuse légitimité biblique.
Les rouges russes n’ont pas survécu. Un mur s’effrite, la transparence s’instaure, et il n’y a plus qu’une Armée pour se dire Rouge et chanter des chansons à réveiller un mort. Et les livres sacrés se mettent soudain à avoir tort, bibles et corans imbibés de sangs indigènes ou infidèles, petit livre rouge plein de remords…
Visiblement le rouge déteint facilement au lavage. Le rouge à la vie courte. Déjà trois jours.
Le fer rougit au feu et creuse les blessures écarlates, et je vais avouer bientôt mes carences en fer, pourquoi s’en faire, me miner pour une anémie non merci.
Les coulures ont couru sur mes courbures, pour effacer vingt siècles où l’on parlait de sang impur, redessiner un corps sans honte, prétexte à toutes les stupeurs de l’étrangeté, où se modèlent de nouveaux paysages, les paysages intimes, là où éclosent les mots pour dire où se cache le sacré…
Parlez-moi d’amour, de dérèglement de tous les sens, de sens interdits…
Il n’y a que cela qui me fasse rougir, en fait…