Peinture et vagues à l’âme

Isabelle Martinez

L‘histoire de l’art moderne évoque, tout en le murmurant, les vécus individuels dépressifs des artistes. Ne pouvant se nier, le lien de la créativité et du mal être, s’invoque souvent dans les croyances collectives de l’artiste maudit. Tabou chez les historiens d’art, un peu comme si cela réduisait l’œuvre à un affect, ou bien chérie par les foules, fascinées par les turbulences des « grands », la dépression dans l’art, continue à échapper à une analyse globale incluant à la fois la compréhension d’une expression nouvelle et le mal être de son auteur.

La souffrance est-elle nécessaire à la créativité ?

Nous finirions par le croire, vu le nombre d’artistes « mal heureux » : Baudelaire, Artaud, Van Gogh, Munch, Pollock, Bacon… la liste est longue. Mais cela serait oublier que ces états de difficultés d’exister sont communs à l’ensemble des individus.

La question fondamentale que je me pose sur les artistes et leur lien avec la souffrance, serait plutôt de me demander quelles autres formes d’art auraient émergé de leur être si ils avaient été sereins, libérés, et heureux ? Car cette affectation corporelle agit sur l’œuvre elle-même et sa forme. Les peintures de Renaud Poillevé en témoignent. Ses vagues, vagues à l’art, se succèdent comme autant de traces d’impressions d’un état qui ne se dit pas, ne se raisonne pas. L’artiste plongé dans une temporalité incohérente, se survit au chaos en donnant forme à des compositions sérielles.

Ses peintures se déclinent sur ce thème récurent de la vague. Une vague mouvante et figée, diluée et stratifiée, se subtilise dans des variations nuancées. Parfois plus réaliste, elle s’informelle dans une matière épaisse et ses dilatations aux effets dilués. Ici ce n’est pas la contemplation de la vague, qui nous est donnée à voir mais se montre l’état surgissant du peintre, que l’outil catalyseur prolonge.

Le travail de la série, oblige le spectateur à se fondre dans l’élément plus qu’à le regarder. L’apparente répétition d’un motif nous questionne sur le mouvement d’une présence répétée ou bien nous en révèle son essence. Ainsi les arbres de Mondrian, nous incitent à plonger au cœur de leur l’architecture intérieure plus qu’à les contempler alors que Monet dans ses séries (cathédrale de Rouen, Vues de Londres…) cherche à saisir une instantanéité se dérobant au fil du temps changeant.

L’histoire de la série scande l’histoire personnelle des artistes. Elles sont parfois par leur thème, les photographies visibles d’une intériorité (le bonheur chez Matisse, impressions d’âme chez Munch…), une recherche (le geste méditatif de Degottex, les « pinceaux vivants » d’Yves Klein…), un système inhérent à l’œuvre elle-même (la reproductibilité de l’art et la consommation de masse chez Warhol). S’inscrivant dans la durée et dans le temps, ces fragments uniques deviennent, par le simple effet de la répétition, un tout.
L’unicité de chaque vague comporte sa genèse qui précède la conscience du peintre. Elles ne sont pas la retranscription d’un souvenir (son sentiment, ses perceptions) ni même d’une expérience (et de son sensoriel). Il n’y a nulle élaboration, pas plus d’esquisses que de préparation. Seul l’état dépressif guide : le choix des outils, du format, du thème s’impose par ce qui au bout du compte cherche à re-naître, à s’incarner, comme le jaillissement d’un élan vital indomptable. Le geste de peindre suit les petits formats intimes. Des gestes tout à la fois précis, dans un seul jet comme le calligraphe, anticipent par ricochet le courant souterrain d’une matière (encres et pigments) à l’aide d’un rouleau. La couleur se sculpte, se lisse, s’enlise, se mélange sur le support, laissant les nuances apparaître dans l’alchimie d’un moment.

Dans cette série de 150 vagues peintes entre juin et août 2009, des sous séries apparaissent, dans des vagues de couleurs (vagues grises, vagues noires, vagues vertes), des jeux avec le support (vagues retournées), des « ratées » (vagues échouées) et parfois des retrouvailles avec des vagues mises de côtés (vagues oubliées).

« 150 vagues et toujours pas noyé » nous dit le peintre. Dans cet océan intérieur, d’un flux et reflux parfois calmes, parfois agités et parfois submergeants, l’artiste laisse sa volonté comme face aux éléments. Les rythmes inscrits au fond de son être, parfois écho d’une lointaine contemplation, deviennent parfois une totale immersion. Et dans ce flot juste une intention pour l’auteur au départ, de laisser, laisser faire la vague, la laisser là où elle doit aller, il s’en laisse seulement guider. La distorsion des perceptions ressentie en temps réel par le peintre, s’imprime dans la forme de l’élément qui maintenant nous fascine dans l’empreinte visible de multiples vibrations venues d’une dépression.

Ce mouvant, cette pulsation d’un point chaos, devient métaphore sublime d’une percée d’un vivant souterrain que rien alors ne semble, tel un tsunami, pouvoir stopper.